Platon – Charmide, ou de la tempérance (et de la philosophie)

Introduction

Fait peut-être unique dans les dialogues, c’est ici Socrate qui raconte directement à la première personne sa rencontre avec Charmide. A qui s’adresse-t-il? A nous directement ou à un ami? Nous ne le saurons pas. Socrate raconte comment revenant de Potidée et campant avec l’armée, Chéréphon vient le trouver et lui demande comment il a survécu et de leur raconter, à lui et Critias, également présent, le déroulement de la bataille.

Socrate sauvant Alcibiade à la bataille de Potidée – Antonio Canova ,1797

Chéréphon est l’un des plus proches amis de Socrate. Son nom signifie à peu près voix, son (phon), joyeuse (chairen, saluer, ou se réjouir) C’est lui qui a demandé à la Pythie, l’oracle de Delphes, vers -432, juste avant le début de la Guerre du Péloponnèse, s’il existait un homme plus sage que Socrate. Et c’est la réponse négative de la Pythie, confirmant qu’il n’y avait pas homme plus sage que Socrate, qui incita Socrate à aller partout interroger tous les sages reconnus comme tel pour voir si la Pythie avait dit vrai. C’est sa question à l’oracle qui est à l’origine de l’enquête philosophique du futur maître de Platon. La présence de Chéréphon indique que nous sommes dans un dialogue dit socratique, l’un des tous premiers si l’on suit la chronologie de la vie de Socrate.

Critias est aussi l’un des plus grands amis de Socrate. C’est lui qui accompagnera le maître dans ses derniers moments et sera le compagnon du dialogue éponyme, Le Critias, ou du devoir, qui nous raconte la mort de Socrate et sera pas la force des choses le dernier dialogue selon la chronologie de la vie du maître. Critias est l’un des rares à contester la méthode de Socrate, à reformuler les questions mal posées, et à pousser Socrate dans ses retranchements. Critias a cependant une réputation étrange, entre poète, dramaturge et penseur d’un côté, et tyran sanguinaire des Trente de l’autre. A tel point que l’on se demande s’il ne s’agirait pas de plusieurs Critias différents. Voir à ce sujet: https://www.worldhistory.org/trans/fr/1-10120/critias/

Le dialogue a lieu juste après la bataille de Potidée, de -432, où les forces athéniennes, menées par Callias, défirent au prix de lourdes pertes cet allié vacillant. La bataille de Potidée est l’une des première des guerre du Péloponnèse, qui opposèrent Athènes à Sparte. C’est aussi au cours de cette bataille que Socrate sauva la vie d’Alcibiade.(https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_de_Potid%C3%A9e)

Critias est un personnage controversé des Dialogues et de la vie politique athénienne. Après la défaite d’Athènes, c’est en effet lui qui dirigera le gouvernement des Trente, aussi appelé la Tyrannie des Trente, le pouvoir installé par Sparte après sa victoire pour dominer son ennemi. Critias est aussi l’oncle du côté maternel de Platon. Mais revenons au texte.

Socrate rapporte avoir répondu aux questions de ses amis, et posé lui-même des questions sur les nouveautés philosophiques à Athènes, et sur les nouveaux beaux jeunes gens de la Cité. Critias invite alors Charmide, son cousin, adolescent et fils de Glaucon à se joindre à eux. Charmide peut vouloir dire pensée (medos, conseil, pensée, plan) joyeuse (chara, joie, plaisir) Socrate, qui trouve déjà tous les adolescents beaux, trouve Charmide très beaux et remarque que tout le monde a l’air de l’aimer. Dans la tradition de la pédérastie grecque de l’époque, Charmide a tout du garçon à la mode que tous les jeunes et moins jeunes poursuivent de leur charme. Chéréphon ajoute que Charmide a un corps parfait. Socrate, qui déjà ne suit pas complètement, voire pas du tout, la tradition de l’amour érotiques des jeunes hommes, se demande alors s’il est aussi beau sous le rapport de l’âme et propose de le déshabiller de ce côté-là également. On retrouve ici les linéaments de la doctrine que nous verrons dans le Banquet, où Alcibiade rappellera que Socrate n’a jamais eu de rapport érotique avec lui, et qu’il ne s’est jamais enquis que de la beauté et de l’enfantement de son âme, et pas de son corps. C’est un point important à rappeler, car cette constance de Socrate à ne pas suivre, ou plutôt à modifier la coutume de la pédérastie grecque est très certainement à l’une des sources de l’accusation de perversion de la jeunesse qu’il aura à subir lors de son procès. Il faut bien rappeler le comportement réel de Socrate, inverse à la tradition, pour ne pas faire de contre-sens par rapport à nos valeurs actuelles qui dénoncent, non pas l’homosexualité, mais la pédophilie, la soumission des jeunes gens pouvant tout de même commencé très tôt dans la tradition grecque. Platon n’aborde jamais directement le sujet, mais toujours de manière objective en montrant la réalité du comportement de Socrate et ne détaille pas tous les tenants et aboutissant de cette tradition (voir le Banquet, le Phèdre, l’Apologie, etc).

Revenons au dialogue. Charmide aurait aussi des dons de poète, lui venant sans doute de sa parenté lointaine avec Solon, l’un des sept sages de la Grèce. Socrate et Chéréphon l’appellent à se joindre à eux, lui annonçant qu’ils ont trouvé un médecin pour les maux de têtes dont se plaignait le jeune homme le matin même. C’est plus un mensonge destiné à le faire venir, qu’une vérité.

Charmide s’assied entre Socrate et Critias. Socrate regarde dans sa toge et nous raconte « j’étais en feu, je ne me possédais plus « . Il est pris de désir, disons-le, d’une violente érection, l’ellipse étant toujours le procédé littéraire utilisé pour décrire la chaleur sexuelle, à la contemplation de la beauté de Charmide. Il ne se possède plus, c’est-à-dire qu’il délire, qu’il est hors de sa raison ici pour cause de désir sexuel. Au-delà du plaisir que nous pouvons prendre à cette grivoiserie, c’est une première définition de l’intempérance que nous donne le dialogue. Et, une fois n’est pas coutume, c’est notre modèle de sagesse, notre parangon de vertu, Socrate lui-même qui est ainsi déplacé hors de son assiette, mis hors de lui-même par le désir corporel.

Socrate explique alors au jeune homme que le remède contre les maux de tête est une plante auquel est jointe une incantation. Charmide connaît Socrate et se rappelle l’avoir croisé quand il était lui-même tout enfant. De plus, tous les jeunes hommes parlent de lui. Socrate reprend son explication sur la vertu de l’incantation. Elle agit comme le remède d’un médecin qui, voulant soigner les yeux, soigne d’abord toute la tête, pour réussir ensuite à soigner les yeux. Et de la même manière, pour soigner la tête, il faut soigner le corps tout entier. C’est ainsi que le médecin soigne tout, corps et esprit grâce à des régimes. Socrate défend une médecine que l’on peut qualifier d’holistique (holos: tout en grec), où la partie sera soignée en même temps que le tout. Même si le symptôme se révèle en un endroit, le corps et l’âme forment un système où il faut tout soigner pour retrouver l’équilibre. La plante soigne le corps et Socrate annonce qu’il en est de même de l’incantation en question, qui soigne l’âme. La parole, le logos, est curateur. Socrate l’aurait apprise d’un médecin Thrace, Zalmoxis, qui dit-on, rend les gens immortels. Ce médecin explique qu’on ne doit pas chercher à guérir le corps sans guérir l’âme également. Pour ce médecin Thrace, c’est en effet de l’âme que viennent tous les biens et les maux. Or c’est par des incantations que l’on soigne l’âme. Et ces incantations sont des discours contenant de belles pensées. Ils font naître dans l’âme une sagesse morale qui permet de procurer la bonne santé à la tête comme au corps. Le médecin Thrace disait également que c’était l’erreur de la médecine actuelle de séparer l’âme et le corps dans ses traitements. Socrate a fait le serment d’obéir à cet Etranger et de suivre sa méthode.

Le temple de Delphes

L’existence historique de Zalmoxis est sujette à débat. Hérodote, dans ses Histoires (IV, 93–96), rapporte que Zalmoxis était en fait un esclave affranchi de Pythagore, devenu ensuite une divinité vénérée par les Gètes, un peuple thrace. Il est décrit comme un réformateur religieux et un enseignant ayant introduit des croyances sur l’immortalité de l’âme cher à Pythagore. Plus qu’à la médecine, c’est donc à la tradition Pythagoricienne qu’en appelle Socrate, et à laquelle il fait allégeance ici comme ailleurs, pour soigner l’âme de Charmide. Comme dans le Ménon, il se réfère à un esclave, qui a tout aussi accès que les hommes libres à la connaissance. Rappelons qu’il existe un lien entre Pythagore et Apollon, Pythagore, serait un grand homme qui aurait été annoncé par la Pythie, ou qui suivrait l’enseignement de la Pythie, venant d’Apollon tuant le python. Pythagore doit son nom à Apollon. On retrouve la tradition de la philosophie apollinienne à laquelle se rattache constamment Socrate.

Critias explique que Charmide est le jeune homme considéré le plus tempérant sa génération. Il faut ici revenir sur le titre du dialogue et sa traduction habituelle. En français, le dialogue est sous-titré « de la sagesse morale ». Mais en grec, le terme utilisé est Σωφροσύνη Sōphrosýnē — Tempérance ou Modération, une qualité qui correspond à l’une des quatre vertus cardinales que reprendra Socrate dans La République. Les autres vertus sont la Σοφία – Sophía, la Sagesse, proprement dite, Ἀνδρεία – Andreía, le Courage, et Δικαιοσύνη, Dikaiosýnē, la Justice. Nous retrouvons ici le thème principal des dialogues socratiques, à savoir la recherche de la vertu, sous toutes ses formes. Il y a dans tout le dialogue un glissement entre la tempérance comprise comme une partie de la sagesse, et la tempérance comprise comme la totalité de la sagesse. C’est sans doute ce glissement de sens, coutumier au vocabulaire grec dont les concepts sont très extensifs, que cherche à refléter le titre français. La tempérance est une forme de sagesse pratique, une manière d’être, de se montrer sage et non seulement de l’être en discours.

Il y a également, de manière plus métaphorique, une opposition entre le fait que Charmide puisse allumer le désir de tous, et être en même temps lui-même parfaitement tempérant, c’est à dire non sujet à ce désir né de la beauté de son corps qu’il éveille lui-même. La tempérance, nous dit d’emblée le dialogue, c’est déjà savoir résister à la beauté du corps et au feu qu’il provoque. De fait Socrate, bien qu’enflammé, va s’intéresser à l’âme du jeune homme et non à son corps, comme si son désir était lui aussi holistique et transposé de la beauté du corps à celle de l’âme. Comme si le désir philosophique était le moyen de maîtriser le désir physique. On retrouve ici les oppositions entre la beauté extérieur du corps et la beauté intérieur de l’âme. Charmide est beau, Socrate est laid. Mais qu’en est-il de leurs âmes respectives?

Bien loin de penser que ce type de commentaire que nous faisons serait étranger au texte, nous rappelons au contraire que selon nous, les premiers dialogues avaient une fonction didactique au sein de l’Académie, l’école de Platon, où les élèves apprenaient certainement la philosophie en commentant les textes. Nous allons le voir au fur et à mesure, chaque argument peut avoir au minimum un double sens, qui, s’il peut paraître complexe et difficile à appréhender pour le néophyte, est presque une évidence pour celui qui connaît un peu plus les textes de Platon et d’Aristote. C’est d’ailleurs le charme des dialogues, la manière dont ils nous plongent dans leur univers, que de nous conduire ainsi de la vie des personnes à l’échange du dialogue, ou de la thèse apparente, au sens légèrement caché qu’ils contiennent également. A chaque moment, le texte nous invite à la digression, et à chaque digression nous revenons au texte.

Socrate loue toutes les qualités que Charmide a hérité de ses ascendants. S’il est aussi sage, il n’aura pas besoin des incantations et Socrate pourra lui donner la plante immédiatement. Charmide rougit d’une modestie qui convient à son âge. Il refuse de répondre à la question piège de Socrate. Il ne peut en fait par répondre. Il ne peut ni dire qu’il n’est pas sage, ni dire qu’il est sage. Dans les deux cas, cela paraîtrait déplacé et présomptueux. Un premier paradoxe de la sagesse est énoncé en creux: comment avouer que l’on est sage, sans avoir l’air de se vanter et donc n’est pas sage? Socrate n’avouera jamais sa sagesse. Qui peut dire « moi je suis sage », tant la sagesse est hors de portée? Comment à l’inverse se prétendre non sage, la modestie de cette réponse donnant à son auteur un air de sagesse supérieure, et ne serait qu’une nouvelle vantardise par affectation? Il y a une difficulté au regard de la modestie, à se présenter soi-même comme sage. On se rappelle également que le plus sage est sensé être Socrate, tel que l’a énoncé l’oracle de Delphes directement et rapporté justement par Chéréphon, assis juste à côté. Difficile dans ces conditions pour Charmide de faire son propre éloge. Charmide, le jeune sage, accepte que Socrate, le vieux sage, procède à l’examen pour savoir s’il a besoin ou non des incantations. La sagesse se tait sur elle-même. Elle est modestie, seconde caractéristique de la tempérance ou sagesse pratique.

Première définition de la tempérance: tout faire avec ordre et posément

Socrate questionne Charmide. S’il est tempérant il doit bien pouvoir expliquer ce qu’est la tempérance. Il doit en avoir un certain sentiment sur la nature et les caractères de la tempérance. En fait, la question de Socrate est un problème. Il n’y a pas de lien nécessaire et directe entre le fait de se comporter d’une certaine manière et le fait de savoir l’exprimer. Ce que demande Socrate, ce qu’il veut vérifier, c’est si le comportement est fait en conscience, si le comportement est adopté consciemment, en fonction d’un savoir, et non par tempérament ou par éducation.

La tempérance est dit Charmide, qui ne se défile pas, de tout faire avec ordre et posément, dans tous nos actes. Socrate commence l’examen de la thèse. La tempérance est belle. Est-il plus beau d’écrire vite ou posément? Vite. Pareil pour la lecture. Dans la lutte, c’est la vivacité, comme la célérité dans la cithare. Donc pour tout ce qui concerne le corps, le plus beau est le plus vif, et non pas le plus posé. Donc pour le corps, la sagesse n’est pas d’être posé. Dans l’apprentissage, dans la mémoire, dans l’intelligence, le plus beau est la force et la promptitude et non pas d’être posé. Une âme vive et plus belle qu’une âme posée. La vie belle, pour le corps et l’esprit, n’est donc pas une vie posée, en tout cas pas si la vie du tempérant doit être belle. Même s’il était beau d’agir, faire, penser, de manière posée, cela ne correspondrait pas à l’essence de la tempérance, car il serait aussi sage et beau de tout faire rapidement.

Dans cette partie, la sagesse porte sur l’action et sur la manière dont elle est réalisée. Charmide défend l’idée que la sagesse est dans la qualité d’exécution de l’action, une certaine retenue et une certaine douceur, donc pas dans le but ou le choix de l’action. Comme souvent, l’ellipse, ce qui n’est pas dit, compte autant que ce qui est dit, et laisse la place à l’analyse et à l’étude par les apprentis philosophe de l’Académie. Socrate attaque une partie uniquement de la thèse, à savoir que l’action doit aussi être belle et que l’action vive montre plus de qualité chez son auteur que l’action posée et calme. Cette objection est très certainement inspirée par le désir physique que ressent Socrate, qui rappelons-le, était en feux. Elle n’en reste pas moins tout à fait contestable. En quoi le beau est-il uniquement vif? En quoi l’action vive serait-elle plus belle que l’action bien ordonnée? Nous ne le saurons évidemment pas, puisque c’est très certainement indémontrable. La vivacité c’est un peu l’inverse de la tempérance. Le vif s’emporte, quand le tempérant justement ne s’emporte pas. Il existe cependant des cas où la vivacité vaut mieux que le calme. La tempérance est une vertu du contrôle des passions qui nous transportent. Elle ne s’applique pas à l’intelligence, qui aura sa vertu, ou sa qualité propre, qui est surtout d’être logique, correcte, droite. D’établir des raisonnements justes.

Seconde définition de la tempérance: c’est la modestie

Charmide énonce une seconde définition: « la tempérance est ce qui donne à l’homme le sentiment de la honte et le rend modeste ». La sagesse est dans la réserve, la retenue, inspirée par la peur du ridicule, ou la conscience de la médiocrité de soi-même. L’homme intempérant, celui qui a trop bu par exemple, se donne en spectacle. Mais, objecte Socrate, la sagesse doit être bonne en plus de belle. Et Homère énonce: « La réserve n’est pas bonne à avoir, pour un homme qui est dans le dénuement ». Il n’est donc pas sûr que la réserve doit toujours un bien. Elle ne peut donc pas être l’essentiel de la sagesse.

La seconde thèse est bien plus profonde que la première. Elle nous rappelle, même si c’est anachronique, la raison morale kantienne, qui nous humilie en nous écrasant sous le poids de la loi morale, nous pauvre pécheur incapable de la respecter. Dans un contexte plus grec, la sagesse comme modestie est ce qui va nous éviter l’hubris, la démesure de l’amour de soi qui pousse le grec à se considérer comme l’égal du dieu. Comme chez Kant, il s’agit de rabattre l’amour propre et de développer la modestie, de refuser de se considérer soi-même comme supérieur à autrui, à la nature, aux dieux. C’est très certainement une grande leçon de sagesse.

L’objection de Socrate est très rapide. Il fait appelle à Homère pour critiquer la réserve en cas de dénuement. Etrange objection là encore. On pourrait tout aussi bien mettre en avant l’objection inverse. Homère lui-même devrait-il être modeste? Cela ne siéra pas, ne conviendra pas, à un homme de sa stature et de sa gloire. La modestie est certes reconnue socialement comme une marque de sagesse morale, comme la preuve que l’on ne se met pas au-dessus des autres. Mais est-ce un jeu social et moral ou une vraie qualité? Homère serait bien plutôt une source pour la thèse de Charmide. C’est bien lui qui met en scène la punition d’Ulysse, qui n’a pas, justement, pas du tout fait preuve de modestie, quand il s’est vanté après avoir trompé le cyclope Polyphène. Celui qui ne fait pas preuve de modestie s’attire la colère des dieux en plus de celle des hommes. L’argument d’autorité qu’utilise Socrate est mal venu. Socrate chercherait-il à prouver quelque chose d’autre en lançant ainsi à Charmide des objections peu ou pas valables, ou simplement très contestables?

Troisième définition: « agir dans les choses qui sont nôtres. »

Charmide se rappelle avoir entendu que « la sagesse est d’agir dans les choses qui sont nôtres ». Socrate explique que cette définition est une énigme. Le maître d’école enseigne aux autres. Les élèves écrivent leur nom, mais aussi celui des autres. Et les élèves qui écrivent chacun leur nom mais aussi celui des autres, et quantités de choses semblables, et ne s’occupent pas que de ce qui est à eux. Une Cité où la loi commanderait à chacun de s’occuper seul de toutes ses affaires, laver ses vêtements, fabriquer ses outils, construire sa maison, seraient très mal administrée. Mais peut-être que la maxime a été mal comprise. En tout cas, elle reste une énigme.

Cette maxime change le terrain de la discussion, puisqu’elle dépasse le simple champ de la tempérance. Agir sur ce qui est à nous, ressemble fort à la définition stoïcienne de la liberté, dont on trouve l’expression dans le Manuel d’Epictète: s’occuper de ce qui dépend de nous et laisser ce qui n’en dépend pas. La distinction étant finalement essentiellement en pensée: ce qui m’appartient, ce sont mes représentations et mes idées.

Cette définition, qui marque donc une rupture dans le dialogue, est en fait de Critias, qui n’est pas très content de voir Charmide la défendre si mal. Socrate reprend l’examen de la définition en interrogeant cette fois Critias. Les professionnels qui fabriquent et vendent des objets travaillent aussi pour les autres. Et il n’y a pas de manque de sagesse à agir ainsi. Mais il faut faire la différence entre « produire » et agir ou effectuer. D’un côté il y a la réalisation d’un ouvrage, ce qui relève de la poïésis, de la fabrication, de l’autre la réalisation d’une action, qui relève de l’éthique et n’est pas séparable de son auteur. Socrate n’est pas sûr de bien suivre la distinction de vocabulaire mise en oeuvre par Critias. Il reformule ce que dit Critias et arrive à l’idée que le sage est celui qui s’applique à des choses bonnes, que ce soit des actes ou des ouvrages résultant d’une production. La sagesse est l’activité qui s’applique à des choses bonnes et à la production de choses bonnes. On vire un peu à la tautologie, la cause recherchée est remise dans la définition supposée la définir. A-t-on vraiment avancé? En fait oui, parce que l’on a définit un champ pour l’action tempérante, celui de l’action qui concerne directement son auteur.

Le travail du médecin, objecte Socrate, semble répondre à tous les critères. Il agit bien pour lui, pour son patient et dans ce qu’il fait, que ce soit sa manière d’agir ou dans ce qu’il produit. Le médecin produit une chose bonne chez une autre personne. Contrairement à l’objet de la production, la santé ne peut pas être séparée de l’homme en bonne santé. Pourtant, il ne sait pas s’il va résulter un bien ou un mal de son travail. Que va faire le patient qu’il a soigné une fois qu’il aura retrouvé la santé? Il ne peut pas le savoir, de sorte qu’il lui est impossible de toujours savoir s’il agit sagement ou pas. Ce qu’il faut comprendre ici, c’est la distinction d’un troisième type d’action qui ne porte ni sur l’auteur, ni sur une chose, mais sur les autres hommes. Ainsi de la poésie, de la loi, de l’éducation, de la gymnastique, du chant de la médecine, et de la philosophie. Dans toutes ces disciplines, on crée, ou l’on actualise un talent, une compétence chez celui qui la reçoit. Mais la personne ainsi éduquée en sera-t-elle devenue sage et vertueuse pour autant? On ne peut pas le dire. La vertu semble ne pas s’enseigner, en tout cas pas comme la médecine donne la santé, ce qui contredit d’une certaine manière le dispositif d’origine de Socrate qui prétendait soigner l’âme par des incantations. La question reste ouverte et sera reprise dans de nombreux dialogues.

Quatrième définition: être sage, c’est se connaître soi-même

Critias convient qu’il est impossible d’être sage si l’on s’ignore soi-même, et si l’on ne sait pas si l’on est sage ou pas. Les leçons reçues de l’extérieures quel qu’elles soient sont insuffisantes. Pour Critias, être sage, c’est se connaître soi-même, selon le commandement d’Apollon delphique γνῶθι σεαυτόν gnôthi seautón. Le commandement du dieu signifie aussi « sois en sagesse », c’est le sens réel et caché sous le sens du devin « connais-toi toi-même ». Les expressions « rien de trop » et « caution donnée, proche le malheur », complètent les paroles de la Pythie. C’est Critias qui porte ici la parole qui sera la signature de Socrate.

Socrate énonce à nouveau que personnellement il ne sait pas ce qu’est la sagesse, et que c’est uniquement de l’examen que peut sortir la thèse de Critias. Il faut donc reprendre l’examen.

Savoir et sagesse

Voici un long passage où Socrate et Critias s’interrogent sur ce qu’est le savoir et la sagesse. Nous reprenons l’argumentation et la commenterons ensuite.

Si la sagesse est une connaissance, un savoir (epistémé), elle est savoir de quelque chose. La médecine est le savoir de ce qui est sain, et elle est utile car elle produit la bonne santé. La sagesse, qui est une connaissance de soi-même, quelle oeuvre produit-elle? Critias récuse cette manière de poser la question. La sagesse est un savoir d’un ordre différent. D’ailleurs tous les savoirs sont différents et il n’est pas si simple de dire ce qu’ils produisent, ou là où ils commencent et là où ils s’arrêtent. L’art de bâtir des maisons utilise les mathématiques, mais les mathématiques peuvent aussi être exercés sans bâtir de maison. Pourtant, chaque savoir porte sur un objet, comme les quantités pour l’arithmétique. Alors quel est l’objet de la sagesse? La sagesse est connaissance d’elle-même et des autres formes de savoir, c’est ce qui la différencie de toutes les autres formes de savoir, qui sont savoir d’un objet. La sagesse est architectonique, elle est, dira Descartes, l’arbre complet des connaissances.

Socrate demande alors si elle est aussi un savoir de l’absence de savoir. Le sage sera seul celui qui se connaît lui-même, qui saura faire la différence entre ce qu’il sait et ce qu’il ne sait pas, et pourra faire pareil pour autrui. Voilà le sage.

Mais comment peut-on savoir ce que l’on ne sait pas? Et quelle utilité ce savoir peut-il avoir? Cette thèse est vraiment difficile. La vision par exemple, n’est pas vision de ce que l’on ne peut pas voir. Il n’y a aucun sens qui réponde à cette définition. Et il en est de même du désir, il est toujours désir de quelque chose et non pas désir de ce que l’on ne désire pas. Il en est de même de toutes les émotions, qui portent sur un objet et non sur elle-même. On n’est pas amoureux de l’amour ou craintif de la crainte. Comment pourrait-on savoir ce qu’est le savoir? Idem également pour les opinions, qui ne sont pas opinion d’opinions. Le mouvement ne se meut pas elle-même, et la chaleur ne se chauffe pas elle-même. Puis Socrate avoue qu’il ne sait plus comment prendre la question et quelle distinction introduire. Il laisse Critias faire son exposé de ce « savoir du savoir ». Mais Critias n’y arrive pas non plus et Socrate reprend l’examen. Pour Critias, en connaissant le savoir qui se connaît lui-même, on serait alors une personne qui se connaît elle-même. Pour ce qui est de savoir ce qu’on ne sait pas, il faut reformuler et dire simplement qu’on sait ou que l’on ne sait pas. Ce sage ne sera pas non en mesure de questionner les autres sur leur savoir. Il ne saura pas distinguer entre celui qui fait semblant d’être médecin et celui l’est pour de vrai. Il n’y a que celui ayant la connaissance du sain et du morbide qui puisse mettre à l’épreuve le médecin.

Quel serait l’intérêt et l’utilité de la sagesse ainsi conçue? Elle nous permettrait de tout administrer correctement, car en toute chose, le sage sait s’il peut gérer lui-même ou déléguer la gestion d’une question à une personne compétente. La sagesse donnerait l’art de l’administration, dans le foyer, comme dans la Cité; Mais tout ceci est-il vraiment en relation avec la sagesse dont nous parlons? Supposons que la sagesse ait toute autorité sur nous, même si cette hypothèse n’est d’ailleurs qu’un rêve. Alors en toute chose nous agirions en fonction du savoir adéquate. En toute chose nous posséderions le meilleur de ce que l’art peut donner et nous serions protégé de toute erreur et de tout charlatan. Nous aurions la meilleure santé, les habits les plus adéquates, serions maître en l’art de naviguer. Nous pourrons même connaître le futur autant qu’il est possible, en reconnaissant les devins authentiques et en écartant les mauvais devins. Reconnaître le futur est ici une forme de savoir de ce qui n’est pas, sous la forme de ce qui n’est pas encore advenu, mais que l’on pourrait savoir par avance.

Mais tout cela permet-il de nous garantir le bonheur? La thèse est que le bonheur vient d’une vie réglée par un savoir. Pour Critias, seul le devin, celui qui a le savoir de l’avenir, un savoir spécial, peut être dit heureux, à l’exclusion de tous les autres. Un homme qui aurait le savoir maximum, du passé, du présent et du futur, voilà le sage.

Mais de tous ces savoirs, lequel donne le plus de bonheur? C’est surtout la connaissance du bien et du mal, répond Critias, le savoir moral. Socrate lui reproche d’avoir attendu si longtemps pour spécifier le savoir dont il voulait parler. Mais alors, réplique Socrate, elle ne sera cependant d’aucune utilité propre, car c’est chaque savoir séparément qui est utile dans le domaine dont il est savoir. Donc la sagesse à cet égard, ne produit pas plus de bonheur qu’aucun autre savoir particulier.

Commentaire

Dans ce long passage, Socrate procède comme il le fait souvent par un jeu d’équivalence qui finit par rendre toute définition difficile. A l’inverse, nous pouvons reprendre l’argumentation en distinguant ce qu’il assimile, en posant dialectiquement les différences entre ce qui paraît fusionné. Le savoir, la science ou la connaissance, sont séparables de la personne qui sait. Ils sont enseignables, ils progressent, comme la médecine, les mathématiques, ou la grammaire. Le savoir du philosophe, la sagesse, n’est pas du même ordre. Elle se divise en sagesse morale, savoir être si l’on peut dire, dont l’une des vertus est justement la tempérance, en savoir général, architectonique, qui est un méta-savoir sachant organiser tous les autres, ce qui permet notamment d’administrer la Cité, qui nécessite la coordination de tous les savoirs. Elle est enfin connaissance d’elle-même, suivant la définition de l’oracle: elle se connait elle-même, pour autant que c’est possible et que ce n’est pas un rêve, précise le dialogue.

A ces deux dimensions de la sagesse mentionnées par Critias, savoir de soi-même et savoir des autres connaissances, Socrate rajoute que la sagesse doit savoir quand elle ne sait pas. Sous le paradoxe apparent, cet ajout n’a rien d’innocent. Il s’agit de remettre Socrate dans la position du Sage. Socrate est bien celui qui sait qu’il ne sait rien, selon la doctrine de la docte ignorance. Il est surtout celui qui passe la sagesse et le savoir des autres au crible de son questionnement rationnel, de sa dialectique, pour en tester la solidité. C’est ainsi par la dialectique, qui teste sans produire, que le sage peut savoir qu’il ne sait pas. Il y a une dimension positive, même si elle est minimale, de la dialectique. Ce savoir-là est également nécessaire pour faire le tri dans tous les autres savoirs. Comment la sagesse peut-elle être connaissance de toutes les autres connaissances? En établissant leur limite à chacune, c’est-à-dire en définissant ce dont elles sont connaissances et ce dont elles ne sont pas connaissances. La philosophie est la science chargée d’organiser toutes les autres. Pour se faire elle utilise la logique de la dialectique.

Que produit la philosophie en propre ? Ce n’est pas la connaissance en tant que telle, c’est la sagesse morale, la vertu, la distinction du bien et du mal, dont la tempérance est une partie. Elle le fait grâce à ses discours, à ses incantations que Socrate distille auprès de la jeunesse.

Epilogue

Socrate affirme qu’il n’est pas apte à conduite ce type de recherches. Sinon il ne serait pas arrivé à la conclusion que ce qui est le plus beau, la sagesse, est tout à fait dénué d’utilité. Or il n’a pas pu définir ce qu’est la sagesse. Et ce malgré les concessions faites, comme l’existence d’un savoir du savoir, d’avoir concédé à ce savoir de connaitre aussi le savoir des autres savoirs, permettant ainsi de dire que le sage est celui qui sait pourquoi il sait ou ne sait pas. Or il est impossible de savoir quoique ce soit sur ce que l’on ne sait pas. « Savoir qu’on ne sait pas » est impossible pris absolument.

Il faut évidemment prendre tout ceci de manière ironique. C’est la célèbre ironie socratique. Socrate dit l’inverse de ce qu’il prétend dire. La philosophie, puisque c’est bien d’elle qu’il s’agit ici, est un savoir des principes de tous les autres savoirs et elle seule, maîtrisant les critères de la véritable connaissance, peut dire ce qui est du domaine du savoir ou n’en n’est pas.

Socrate se demande finalement s’il faut soigner l’âme de Charmide, car la sagesse ne sert en fait à rien. Et il a eu beaucoup de mal à apprendre l’incantation du Thrace, qui ne servirait en fait à rien. Mais tout cela ne peut être exact. La seule réponse valable est que Socrate n’est pas un sage et que Charmide, lui qui est réellement sage, en sera d’autant plus heureux. Mais Charmide réplique que faute de définition, il ne peut savoir s’il possède cette sagesse ou ne la possède pas. Il pense avoir besoin de l’incantation. Il propose de se soumettre aux enchantements de Socrate tant qu’il le faudra. Critias, son tuteur lui ordonne également de le faire. En tout ceci, jamais Charmide ne sera tombé dans un seul des pièges de Socrate, principalement parce qu’il aura su, en toutes circonstances, faire preuves d’humilité.

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