La recherche de la vérité a toujours été un combat. La plupart des hommes sont bien plus intéressés par eux-mêmes, leur position, leur famille et leur argent, que par une vérité qu’ils jugent d’emblée inaccessible et inutile. Pourquoi réfléchir quand on peut avoir du pouvoir?
Ils ont de tout temps été l’un des plus grands ennemis de la philosophie et de la pensée rationnelle, toujours prêt à utiliser de faux raisonnements et à travestir la vérité, la réalité et la justice pour arriver à leur fin. La plupart des philosophes se sont dressés devant eux pour les combattre. Deux ouvrages principaux reprennent ce sujet. Aristote consacre la fin de son Organon, son grand traité de logique, aux Réfutations sophistiques. Il s’agit pour lui de mettre à jour toutes les techniques des sophistes pour embrouiller leurs auditeurs. Bien plus tard, Schopenhauer a écrit un petit traité qui est peut-être le plus connu, malheureusement, de toutes ses oeuvres, à savoir L’art d’avoir toujours raison. Ce titre doit être compris ironiquement, puisque loin d’expliquer comment avoir vraiment toujours raison, il recense bien plutôt tous les arguments, essentiellement de mauvaise fois, que l’on peut utiliser pour promouvoir ces thèses au-dessus de celle de l’autre, tout en utilisant uniquement des expédients et des ruses, sans jamais avoir à parler sur le fond.

Cependant, ces deux éminents philosophes font pour l’un, Aristote, trop de philosophie, en cherchant toutes les fautes logiques des faux penseurs et rhétoricien, et pour l’autre, Schopenhauer, pas assez, cherchant tous les arguments pour gagner dans une joute oratoire, dans le cadre d’une dispute, mais pas dans le domaine de la recherche de la vérité. Aristote vise sûrement à éduquer les jeunes philosophes en leur montrant la fausseté et les erreurs d’analyses. Il s’agit d’avoir des armes pour combattre rationnellement les sophistes. Mais ce n’est pas suffisant pour détruire la sophistique elle-même qui repose sur d’autre ressort, sur l’art de convaincre et de tirer profit, sur la manipulation des autres pour s’enrichir ou acquérir plus de pouvoir.
Schopenhauer, dont l’oeuvre est essentiellement un commentaire d’Aristote, semble aller dans une direction bien différente. Il reprend en quelque sorte le projet sophistique. Il faut avoir toujours raison. Il expose tous les outils, toutes les ruses, utilisées par le sophistes, et reste aussi dans le cadre de la dispute (éristique ou dialectique) et pas celui du dialogue rationnel. Un grand nombre des lecteurs de cette oeuvre n’accède malheureusement pas à son versant philosophique et se contente d’ajouter ces armes rhétoriques à leur panoplie, sans se rendre compte qu’il s’agit aussi d’une dénonciation et d’une aide à tous ceux qui cherchent la vérité. Le texte de Schopenhauer manque ainsi en grande partie son but philosophique, si ce n’est son but polémique. Pire, une grande partie de ses lecteurs, au premier rang desquels les jeunes, lisent l’ouvrage au premier degré et pensent vraiment avoir appris l’art d’avoir toujours raison.

Tester la thèse d’un adversaire pour vérifier sa véracité
Quand nous avons enfin la chance d’être face un interlocuteur qui a une thèse et qui est prêt à en discuter réellement, nous pouvons mettre en oeuvre de nouveaux outils de vérification rationnelle, des tests, permettant de vérifier la validité de la thèse. C’est la méthode employée par Socrate, qui passe au crible les thèses des sophistes. Mais les moyens de Socrate, toujours les mêmes, toujours aporétiques dans les premiers dialogues, ne sont pas toujours non plus d’une clarté évidente. Il fait des détours, il manie l’ironie, il interroge sur autre chose que le sujet. A la fin, le lecteur comme le sophiste, sont parfois décontenancés. La thèse initiale semble avoir été réfutée, mais on serait bien en peine de dire comment et pourquoi. Il nous paraît important de proposer une méthode plus claire. Dans notre éducation philosophique, telle que dispensée en terminale, cette partie peut correspondre à la deuxième partie d’une dissertation où il s’agirait de montrer les objections faites à la thèse présentée en première partie.
Le principe de non-contradiction – révéler la contradiction interne de l’argument
C’est l’outil le plus puissant et le plus simple permettant de vérifier la validité d’une thèse. Si l’argument s’auto-détruit pour une raison ou pour une autre, il ne peut pas être retenu. Leibniz est l’un des philosophes l’ayant le plus clairement explicité:
« Le principe fondamental de la raison est ce qu’on appelle le principe de contradiction, ou de non-contradiction, qui est que le même attribut ne peut pas en même temps être affirmé et nié du même sujet. »
(Nouveaux essais sur l’entendement humain – Livre IV, chapitre 2, section 1)

Leibniz ne fait que reprendre ce principe, posé comme il se doit, par Aristote:
« Il est impossible que le même attribut appartienne et n’appartienne pas en même temps au même sujet et sous le même rapport. »
(Métaphysique, Γ 3, 1005b19-20)
Pour trouver la contradiction de l’argument, c’est assez simple, il faut parvenir à l’universaliser. Pour prendre un argument auquel j’ai été récemment confronté, je donnerai l’exemple de cet homme qui expliquait vaillamment dans la rue qu’il n’est pas éthique de donner la vie à quelqu’un d’autre, parce que nous décidons pour lui et créons une vie qui vient dans un monde imparfait et va souffrir. Cet exemple est tout à fait digne de considération, et la personne qui en faisant la promotion, ouverte au dialogue rationnel, également.
La réfutation en elle-même n’est pas très compliquée. Si tout le monde acceptait cette position, à avoir qu’il n’est pas éthique de décider pour un autre de sa venue au monde, et la mettait en oeuvre, il n’y aurait plus d’humanité, donc plus de morale, et même personne pour soutenir cette thèse. En poussant à l’extrême l’argument de l’impossibilité de vivre dans un monde imparfait, il faudrait même se suicider tout de suite. Il y a dans cet argument une contradiction performative, une opposition entre l’argument et la possibilité pour un être humain de pouvoir défendre cette thèse.
Cependant, et c’est là que les choses deviennent intéressantes, la position consistant à dire qu’il n’est pas éthique de mettre une personne au monde, parce que c’est choisir à sa place, est une position très intéressante. Elle a effectivement une apparence de vérité. Elle contient l’idée selon laquelle nous devons moralement être libre de tous nos choix, et partant de ce principe, que nous devrions aussi être libre de choisir de vivre ou de ne pas vivre. Il faut toujours accepter l’objection de l’autre, il y a de la richesse conceptuelle, du défi intellectuel à l’intérieur, un défi qui va nous faire également progresser. Si je suis libre, comment ne puis-je pas être responsable de ma mise au monde?
Cette question attaque directement l’un des fondements de notre éthique. Et il faut reconnaître à l’argument ce qu’il a de vrai. Oui, l’humanité ne se perpétue que parce que des géniteurs ont décidé de mettre au monde d’autres personnes. Oui, et c’est encore plus vrai aujourd’hui, où les naissances sont en grande partie planifiées et calculées, nous choisissons pour une autre personne. Oui, le géniteur porte ce choix, c’est-à-dire aussi cette responsabilité de faire venir au monde une autre personne.
Le principe de réalité – l’arme fatale anti dogmatisme
Tous les principes ne résistent pas à la réalité. Soutenir qu’il est éthique de supposer que nous devons être libre dans tous nos choix, et donc que personne ne devrait décider pour un autre s’il a le droit de vivre ou non, c’est un principe qui ne correspond pas à la réalité. Il est donc inapplicable.
Que faire dans ce cas? Faut-il là encore jeter le bébé avec l’eau du bain et militer pour la fin de toute espèce humaine? Non bien sûr. Il faut changer le principe, aussi douloureux soit-il. Non, nous ne pouvons pas poser en principe suprême de l’Ethique que chaque individu doit seul décider pour lui-même tout ce qui le concerne. D’ailleurs, à y regarder de plus près, les grands philosophes ne nous disent pas cela. Descartes et Spinoza nous rappellent que « Nous avons été enfants avant que d’être homme », ou que nous ne connaissons notre naissance que par « ouï-dire ». Kant est plus déterminant et ajoute en permanence « rationnel » dans toutes ses démonstrations morales. Il ne parle même plus d’homme, mais de toute espèce rationnelle dans tout l’univers! Or la rationalité ne nous est de fait pas donnée à la naissance. Elle se construit et s’actualise avec le temps. C’est même un idéal, et pas un fait, tant nous sommes nous-mêmes et voyons partout autour de nous l’irrationalité dominer les actions, débats et émotions.
Le communisme n’a fonctionné nulle part. Basé sur une fausse compréhension de l’économie, il ne peut pas être mis en place sans provoquer la ruine des pays l’adoptant. C’est à la fois démontrable (voir nos textes sur l’économie) et démontré (voir l’histoire des pays communistes, qui ne sont que des tyrannies). Et pourtant, les communistes continuent à défendre cette position. C’est la définition même du dogmatisme. La thèse écrase le réel, que celui-ci le contredise ou pas.
Nous ne cherchons pas des principes absolus. Nous cherchons des principes qui correspondent à la réalité. C’est à elle que nous avons à faire. C’est à elle que s’applique notre intelligence et notre moral. Un principe qui sert à détruite la réalité ne sert en fait à rien. Un principe en fait, qui va servir d’idéal régulateur, de point de perspective à atteindre peut rester valable. Mais il devra alors composer avec la réalité. L’avortement est toujours une mauvaise solution. Mais il existe. La seule solution réelle est de ne pas se mettre dans une position où l’on se retrouve à devoir avorter. En attendant, on fait au mieux, ou au moins mal.
Le renversement des sophismes
On pourra alors dérouler les objections contre les arguments secondaires de la thèse et en dévoiler les sophismes. Il s’agit toujours d’être sérieux, la personne qui soutient la thèse combattu peut réellement y croire et être de bonne fois. Elle nous aide dans notre propre recherche de la vérité.
Ainsi, celui qui prétend que l’on ne peut pas décider de la vie d’autrui considère aussi cet acte comme égoïste et narcissique. On a des enfants pour soi et pour renforcer son propre narcissisme. Il s’agit de se faire valoir en société et d’avoir des petits êtres qui nous obéissent en permanence et auxquels on va inculquer tous nos « principes », sans finalement jamais les respecter.
Qui pourrait dire qu’il n’y a pas parfois une vérité dans ces propos? Mais il y a pourtant une contradiction. Il n’y a rien d’altruiste ou de non égoïste à ne pas avoir d’enfant. C’est tout l’inverse. Les parents s’occupent aussi honnêtement de leurs enfants, leurs sont dévoués, passent du temps à leur prodiguer des soins et les accompagner dans la vie. Ils sont toujours pris entre deux bords: être un ogre qui avale tout et ne laisse aucune marge de manoeuvre, et de l’autre côté être totalement laxiste et abandonner ses enfants sous couvert de liberté. Le parent fait ce qu’il peut en s’adaptant à l’enfant. L’égoïste est évidemment celui qui est replié sur lui uniquement, et qui ne cherche pas à améliorer le monde à travers les générations futures.
Les grands principes: Dieu, la liberté, l’intersubjectivité
Lorsque l’on est doté d’une culture philosophique, les points du débat vont forcément apparaître plus facilement et plus clairement. Cela ne signifie pas que nous ayons réponse à tout, malheureusement.
Nous ne sommes pas cause de nous-mêmes. Voilà bien une question qui a préoccupé la philosophie depuis toujours. Tout à une cause, et tout à une raison, nihil est sine ratione rappelle Leibniz. D’où vient toute chose si tout à une cause? Si l’on cherche un point de départ, il faut forcément poser une cause qui est à elle-même sa propre cause, une causa sui, à savoir Dieu créateur de lui-même et de l’univers. Une éthique humaine ne peut pas reposer sur une autonomie, une liberté, une création parfaite de l’homme par lui-même.L’homme n’est pas un dieu. Nous ne sommes pas les causes de nous-mêmes. D’ailleurs, même si les hommes s’engendrent les uns les autres depuis des générations, les questions métaphysiques demeurent: pourquoi l’homme? d’où vient le premier homme? quel est le but de l’humanité?
La liberté humaine n’est pas illimitée. Elle est au contraire tellement limitée que l’on se demande si et comment elle peut exister. Je n’ai effectivement pas décider de naître, ni de le faire ici, maintenant, dans ce corps, avec ces facultés, etc… Nous sommes bien plus confrontés en permanence à nos limites qu’à notre pouvoir. Il nous faut tout le temps dormir, manger, boire, lutter contre la maladie… La place qui reste à la liberté dans tout cela est si petite, que l’on ne peut qu’être admiratif du miracle que représente la civilisation humaine. Nous avons bâti une vie disproportionnée par rapport à ces contraintes. Mais nous oublions rapidement qu’il nous a fallu des millions d’années, depuis les premiers hommes, pour y arriver. La fin de la mort en couche et la baisse de la mortalité infantile sont des révolutions anthropologiques extrêmement récentes auxquels nous ne nous sommes pas encore adaptés.
Le principe de cohérence ou la puissance interprétative de la thèse
Pour conclure sur une note plus positive, nous voudrions ajouter un point sur une méthode pour, au contraire, montrer la validité d’une thèse, même quand on n’a pas encore trouver le ou les principes qui la fondent. Il s’agit de s’appuyer sur la puissance interprétative de la position ou de la thèse qui est mise en avant. C’est la puissance de ces épiphanies que nous offre périodiquement le déploiement d’un nouveau principe d’interprétation du monde.
