Le sentiment d’injustice est le sentiment le plus répandu au monde. Nous avons déjà exposé dans notre travaux précédents à quel point le sentiment d’injustice est pour nous le sentiment principal, fondateur de notre rapport au monde. Il cristalise toutes nos interrogations métaphyques. Pourquoi dois-je vivre? Pourquoi ici et maintenant? Pourquoi suis-je si faible, sujet à la maladie, forcé à travailler sans cesse pour survivre? Qu’ai-je bien pu faire au monde ou à Dieu pour mériter de vivre ainsi? Quelle faute ai-je bien pu commettre pour être ainsi puni?
Injustice et solitude métaphysique
L’injustice métaphysique qu’il y a pour un homme rationnel et conscient de sa mort à se retrouver ainsi jeté dans la vie est la source de tout sentiment religieux. Je suis au monde parce que j’ai pêché et ma seule chance de rédemption est de me tenir à carreau, de suivre les règles de dieu, d’être le plus vertueux possible. Si ma chance, c’est-à-dire aussi mon destin, donné par Dieu, dépasse la simple survie, j’aurais alors peut-être l’ipportunité de faire de grandes choses et de marquer l’histoire, c’est-à-dire de défier le temps et la mort. A travers la religion, la philosophie, toutes les activités scientifiques qui cherchent les lois, ou encore à travers la richesse, la politique, la gloire, ou plus simplement en réussissant à vivre quelques années de retraite tranquille, dans tous les cas, de toutes les manières, nous cherchons à échapper à la mort , alors même que la vie nous est à peine supportable.

Justice divine
De là vient la première justice, la justice divine, que nous pouvons respecter en nous conformons aux lois de dieu, commandements religieux et politiques d’abord mêlés dans l’histoire. La théocratie fut certainement le premier régime politique, comme en Egypte, en Israël, en Islam. La Grèce antique eut cette chance, qui sera aussi exactement celle de l’Europe, d’avoir une seule religion regroupant plusieurs Cités ou plusieurs Nations.
La Justice des hommes trouva ainsi un espace à part de celui de la justice de Dieu. D’autres constructions politiques contribuèrent à créer cet écart. Ce fut principalement l’Empire, capable de reigner non seulement sur plusieurs pays, mais aussi sur plusieurs religions, Empire d’Alexandre puis Empire romain, et tant d’autres à leur suite. C’est la multiplication des religions dans un même espace politique qui força la création d’une nouvelle justice, permettant de les faire cohabiter. Cela entraîna une profonde révolution dans les religions elles-mêmes. Notons que le polythéisme grec, portant déjà en une lui une sorte de multiplication quasiment infinie des dieux, un panthéon bien plus vaste et instable que celui des divinités égyptiennes, portaient déjà en lui le besoin d’une autorité politique séparée, tant il est quasiment impossible de fonder une justice d’homme sur les grandeurs et les frasques de Zeux. Si le polythéisme grec était la moins légale des religions, se bornant à sanctioner le non respect des rites sacrés, il n’en fut pas de même du judaïsme, du christianisme et de l’hindouisme, qui durent apprendre à ne plus se confondre avec le pouvoir politique. Le transfert ce fit doucement, généralement par le biais de la Monarchie, où le souverain garde généralement une légitimité divine.
L’Islam n’a pas encore connu pleinement cette révolution, mais sa division entre sunnites et chiïtes et le fait qu’il y ait en terre d’Islam de nombreux gouvernements devant composer avec les deux pans de l’Islam nous indique que ce mouvement est commencé. Cela devrait permettre de créer à terme un début d’Etat à forme multiconfessionnelle. Sous cette justice enfin, notons que la guerre est principalement une guerre de religion où l’autre est considéré comme un mécréant adorant de faux dieux.

Justice humaine
Hier écrasé par le destin et la Loi de dieu, l’humanité gagna une nouvelle liberté avec la nouvelle justice politique. C’est la figure, plus que l’âge, de la justice humaine. Il échu désormais aux hommes de constuire leurs propres lois, en se basant sur la compréhension de la nature humaine, et non plus de s’en remettre à l’envoyé de Dieu, prophète, messager, prêtre, fils de Dieu même, ou carrément divinité descendue sur terre pour livrer directement son message. L’homme écrit désormais la loi, sa loi. Son but n’est plus le Salut céleste, mais bien le salut terrestre, la survie, la vie bonne, en commun entre hommes plus ou moins égaux. Cette justice correspond particulièrement à la démocratie, où chaque citoyen est reconnu comme une entité indépendante capable d’écrire sa propre histoire. Le but de la vie n’est plus le Salut, mais plus simplement le bonheur.
Dès lors, l’injustice n’est plus le fait d’un péché ou la violation d’un commandement de Dieu, mais bien le fait d’un salaud, un voleur, un tueur, s’opposant non plus à la loi de dieu, mais à la loi de la paix entre les hommes. Nous ne respectons plus la loi de dieu pour assurer notre Saut, nous acceptons la loi des hommes parce qu’elle nous permet de vivre en paix ici et mainteant. La guerre est l’attaque d’un pays contre la liberté d’un autre. Tout agression est injuste.

La justice divine n’a pas pour autant totalement disparue de ces Etats, la plupart des citoyens restant très croyants et attachés aux traditions religieuses. La force ou la faiblesse d’un Etat vient alors de sa capacité à gérer et organiser ces deux types de justices. Et ce n’est pas simple.
La France et les Etats-Unis présentent à ce sujet deux modèles différents. En France, l’Etat est laïque, c’est-à-dire non religieux, totalement en dehors de ce champ, y compris quand il prend la forme d’une religion civile. Aux Etats-Unis au contraire, l’Etat assume pleinement une dimension religieuse. En France, toute idée de communautarisme est impossible, tout le droit vient uniquement de la représentation nationale. Les religions sont reléguées à la sphère privée, et peuvent au mieux servir à développer la vertu des citoyens. Mais même là-dessus, la France permet la vertu civique et politique. Aux Etats-Unis au contraire, la dimension religieuse est quasiment nécessaire et sacrée. Le fait religieux, intégré mais sans référence à une religion précise, dans les institutions, est bien plus reconnu, au point de rendre le communautarisme possible.
La justice de l’égo
Si nous sommes honnêtes avec nous-mêmes, nous devons bien reconnaître que la religion et l’Etat ne nous suffisent pas et que nous avons à faire tous les jours à une autre forme de justice. Pour les hommes et les femmes de bonne volonté, la lutte pour la justice est un combat de tous les jours qui ne se limite pas au respect de la loi et des commandements divins. Nous luttons pour défendre les valeurs, parfois les vertus, selon lesquelles nous avons décidé où été amené à vivre. L’homme n’est pas un animal, ou pas qu’un animal, et nos actions sont avant tous dépendentent de nos pensées et de nos principes.
La justice de l’égo, c’est la justice métaphysique concrètement inscrite dans chacune de nos vies, mais qui n’a plus la religion pour lui servir de guide et qui doit trouver à se satisfaire dans le cadre défini par la justice laïque. C’est le sens de chacune de nos vies déterminé par nos traumatisme, pas notre éducation, par nos choix et critères moraux et qui doit trouver à s’épanouir au delà du Salut et du simple bonheur. La meilleure version de cette justice est le plus « plus jamais ça », qui nous pousse à lutter contre l’injustice de la violence à la maladie. La pire version est le « j’ai bien le droit de » qui nous pousse à mentir, voler, tuer, manipuler, parce que nous y verrions une compensation, ou un droit à la compensation pour les misères de notre vie.

Rien de mystérieux à ce que l’un des principaux sujets qui tienne le devant de la scène de cette justice de l’égo soit le sexe. Dans une justice religieuse, la question est vite réglée, du moins en théorie, par la prééminence de la famille. La femme est là pour faire et élevé les enfants, c’est son destin de génitrice, programmé dans son corps. Dans le cadre d’une justice laïque, la famille est toujours le lieu de l’éducation des enfants, mais il faut aussi permettre à tous de satisfaire ce qu’ils considèrent comme étant justice pour eux. Il faut répondre aux injustices de l’infertilité, de la mort des enfants à la naissance, à la réalité de l’homosexualité, au divorce, et au crime qu’est le viol. Tout ce qui tombait auparant dans les « voies mystérieuses et impénétrables » de la justice divine doit désormais être pris en charge par la justice des hommes. La justice humaine se développe avec la technique, le progrès et la tolérance. Les frontières de cette justice sont difficiles à poser, comme le montre les débats réccurents sur l’avortement dit « de confort » (mais un avortement n’est jamais confortable), la PMA, les mère porteuses, etc.
La justice de l’amour
Pourquoi ajouter en fin d’analyse une quatrième forme de justice, qui se retrouve en plus sur un plan différent, sur le plan émotionnel? Ces éléments de justices et d’injustices pèsent sur nos émotions, sur la tristesse qui vient des deux côtés. Soit nous sommes coupables et nous nous sentons coupables, parfois écrasés par la culpabilité. Soit nous sommes victimes d’une injustice, réelle, humaine, ou cosmique, ou simplement fantasmée, et nous nous dévalorisons à nos propres yeux. Ce double piège est si fort que l’essentiel de nos vies, de nos réalisations en tant que civilisations sont autant de constructions destinées avant tout à nous protéger du destin et de l’injustice. Or nous ne nous battons pas contre les émotions négatives uniquement avec des textes de lois et des formules scientifiques. Nous luttons également par l’amour, par le lien d’affection qui nous unit les uns les autres. L’amour est un lien positif qui vient contrer la solitude de notre être au monde. C’est avoir une épaule bienveillante pour nous consoler ou consoler celui qu’on aime. La plupart d’entre-nous ne pouvons pas non plus comprendre de manière rationnelle et argumentée ce que nous vivons. Mais nous le comprenons tout de même à travers des images, des émotions et des sensations. Les émotions sont parfois si fortes qu’elles renverseraient même le plus sage d’entre les hommes, qui n’est jamais qu’un homme. La parole d’amour de Jésus permet ainsi de s’adresser à tous en les touchant au coeur.
Il ne s’agit pas d’être naïf. L’amour ne réglera pas tout. L’amour sincère est aussi précieux que rare. Il dure le temps de faire des enfants, de sorte que nous ne s’avons pas vraiment si ce ne serait pas uniquement une ruse de la nature pour assurer la préservation de l’espèce. L’amour des parents pour les enfants est surtout fait de responsabilité, ce qui le rend plus solide, mais il est loin d’être parfait, comme l’actualité nous le montre tous les jours. Il en est de même de l’amitié. Il n’y a pas d’amour inconditionnel et l’amour rédempteur, sur lequel l’être aimé pourrait s’appuyer pour restaurer sa psyché, s’il peut aider dans certains cas précis, ne saurait être une panacée universelle. L’amour ne peut pas remplacer le châtiment donné au coupable.
